LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT

LA REFONTE DES REGLES EUROPEENNES LCB-FT

Contexte. Les institutions de l’Union européenne ont souhaité mettre à jour les règles européennes LCB-FT ayant consté des problèmes d’application des règles prévues par les anciennes directives LCB-FT, et notamment des disparités fortes d’un Etat membre à un autre, le tout dans un contexte marqué par « l’affaire Wirecard » et une mise à jour des recommandations du Groupe d’action financière (« GAFI »). 

Ainsi, en décembre 2019, le Conseil de l’Union européenne a adopté des priorités stratégiques visant à renforcer encore le cadre de l’UE en matière de LCB-FT. Puis, en mai 2020, la Commission européenne a débuté le travail de concrétisation de ces priorités politiques en présentant son plan d’action, qui détaille les principaux problèmes qu’elle a identifiés et les pistes envisagées pour les corriger. Le Conseil a orienté le travail de la Commission en publiant, en novembre 2020, des conclusions concernant la LCB-FT.

Parmi les mesures identifiées par le plan d’action, plusieurs nécessitaient une intervention législative. La Commission a donc présenté, en juillet 2021, un paquet LCB-FT comportant 5 documents :

  •  un règlement (« ALBC »)  instituant une nouvelle autorité de l’UE en matière de LBC/FT ;
  • un règlement sur la LBC/FT (« AMLR6 »), contenant des règles directement applicables ;
  • une sixième directive sur la LBC/FT («AMLD6»), remplaçant la directive 2015/849/UE actuellement en vigueur, et contenant des dispositions qui seront transposées dans le droit national ;
  • une révision du règlement de 2015 sur les transferts de fonds afin de garantir la traçabilité des transferts de crypto-actifs (règlement 2015/847/UE).
  • une étude d’impact (uniquement en anglais)

Quel impact pour la profession d’avocat ? Parmi les nombreuses mesures proposées par la Commission européenne, plusieurs auraient un impact sur la profession d’avocat, notamment, sur l’indépendance de conseils de l’ordre des Barreaux français. Ce focus fait le point sur les principales mesures qui pourraient impacter la profession.

I. Vers une supervision des professions auto-régulées

La proposition de la Commission viendrait modifier la manière dont la profession d’avocat est auto-régulée en matière LCB-FT. Deux textes sont importants à ce titre : d’une part, le règlement ALBC qui propose la création d’une autorité européenne et, d’autre part, la directive AMLD6 qui prévoit la création d’une autorité nationale de contrôle des professions autorégulées.

A. La création d’une autorité européenne de supervision en matière LCB-FT

La Commission propose la création d’une autorité européenne de supervision en matière LCB-FT aussi intitulée « ALBC » – ou « AMLA » dans la littérature anglophone, pour Anti-Money Laundering Authority.

Cette nouvelle autorité aurait deux missions principales : i) superviser les entités assujetties ainsi que ii) contrôler les organes nationaux LCB-FT dont les cellules de renseignement financier (« CRF »). La Commission estime en effet que ces dernières n’exécutent qu’imparfaitement leurs missions.

S’agissant de la supervision des entités assujetties, elle s’effectuerait selon deux intensités différentes :

  • Une supervision directe d’entités du secteur financier dotées d’une certaine taille et implantées dans plusieurs Etats membres de l’Union européenne. Concrètement, l’ABLC disposerait de pouvoirs de contrôle directs sur l’entité assujettie, et ce, sans passer par l’intermédiaire d’une autorité LCB-FT nationale. L’ABLC pourrait ainsi mener des enquêtes, analyser la documentation comptable, interroger du personnel et prendre des décisions, notamment de sanction de ces entités. 
  • Une supervision indirecte des autres entités du secteur financiers et du secteur non-financier. Dans cette situation, les pouvoirs annoncés de l’ALBC s’opéreraient directement sur les autorités nationales LCB-FT et donc, indirectement, sur les entités assujetties. Les pouvoirs envisagés seraient de nature consultative : coordination de l’action des autorités nationales LCB-FT, pouvoirs de recommandations et d’édiction de lignes directrices, création de standards techniques.

Il est à noter que le projet de règlement entrevoit tout de même la possibilité pour l’ALBC de superviser directement une entité relevant de la supervision indirecte lorsque l’autorité nationale en charge de la supervision est défaillante – sous réserve d’une décision de la Commission européenne (cf. l’article 30 du projet de règlement ALBC). 

Et la profession d’avocat ? Classée dans la catégorie du secteur non-financier, la profession sera donc supervisée indirectement par l’ALBC. Les avocats et leurs cabinets n’auront, en théorie, pas à répondre directement aux requêtes de l’ALBC. En effet, le système proposé sera la suivant :

  • Au niveau européen 

L’ALBC, qui émettra des recommandations, des standards techniques à destination de l’autorité publique nationale de supervision

  • Au niveau national   

Une « autorité publique de supervision » (voir B – La mise sous tutelle des conseils de l’ordre ? pour plus de détails), qui contrôlera les conseils de l’ordre des barreaux de France

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Description générée automatiquementLes conseils de l’ordre, ou en terme technique européen, les « organismes d’autorégulation » (« OAR »), qui devront dorénavant répondre aux requêtes de ces autorités publiques de supervision.

Il s’agirait d’une supervision indirecte en théorie, car le projet envisage plusieurs exceptions. 

  • D’une part, se présente le cas de l’article 30 du règlement ALBC, présenté ci-dessus, et dont les contours précis restent à définir précisément. Il n’est actuellement pas possible d’anticiper dans quelles situations l’ALBC pourrait considérer qu’une autorité nationale de contrôle est défaillante. Le seul élément certain est que le règlement ouvre cette option. En outre, les pouvoirs conférés à l’ABLC pour l’exercice de sa mission de supervision indirecte sont importants. La force attachée à ses futures lignes directrices et les recommandations qu’elle adressera aux autorités nationales pourraient se rapprocher d’une supervision presque directe.
  • D’autre part, l’article 32, 6° de la directive AMLD6 soulève de nombreuses questions. Il prévoit un mécanisme par lequel l’ABLC pourrait imposer, directement, une décision à une autorité nationale de supervision dès lors que cette dernière ne se conforme pas à un avis formel de l’ABLC dans un délai imparti. Cette mesure, très générale, pourrait se transformer en porte ouverte vers une supervision directe d’entités pourtant non soumise à un tel contrôle, ce à la discrétion de l’ALBC. 

B. La mise sous tutelle des conseils de l’ordre par une autorité nationale ?

L’autre proposition qui pourrait avoir un fort impact sur l’autorégulation de la profession en France se trouve cette fois-ci dans la directive AMLD6, et plus particulièrement en son article 38, dont le titre est évocateur « Supervision des organismes d’autorégulation » et, par ailleurs, seul article d’une section intitulée « Dispositions spécifiques relatives aux organismes d’autorégulation ».

Une autorité nationale de supervision des conseils de l’ordre. L’article 38, 1° de la directive propose que « Lorsqu’un Etat membre décide, en vertu de l’article 29, paragraphe 3, d’autoriser les organismes d’autorégulation à assurer la surveillance des entités visées à l’article 3, point 3, lettres a), b) et c), du règlement AMLR6, il veille à ce que les activités menées par ces organismes d’autorégulation dans l’exercice de cette fonction soient soumises à la supervision d’une autorité publique ».

Une autorité nationale aux pouvoirs étendus allant jusqu’au contrôle de dossiers individuels ? Les 2°, 3° et 4° de ce même article 38 précisent les pouvoirs que la Commission souhaiterait conférer à cette autorité publique. Ces pouvoirs sont étendus ; ils permettraient de contrôler de manière très concrète les dossiers relevant des conseils de l’ordre des Barreaux de France et laissent planer des doutes quant à la possibilité de prendre connaissance des éléments de dossiers individuels dont certains pourraient pourtant être couverts par le secret professionnel.

De manière non exhaustive, l’autorité pourrait :

  • Non seulement, contrôler le respect des exigences de « qualité » du personnel des conseils de l’ordre prévues par l’article 29 de la directive, vérifier la manière dont les conseils de l’ordre exercent leurs missions et édicter des orientations contraignantes à cet effet, contrôler toute dérogation d’établir une évaluation des risques documentée accordée par un conseil de l’ordre à une entité assujettie (« un avocat ») ;
  • Mais surtout exiger la production de « toute information pertinente » par un conseil de l’ordre en lien avec « le respect des obligations » et « effectuer des vérifications » ;
  • Et également adresser des instructions à un conseil de l’ordre « pour remédier à un manquement à l’exercice des fonctions ».

Une rédaction ambigüe et source d’interrogations. L’article 38, tel que rédigé dans la proposition de la Commission, reste flou quant à la nature de la mission de cette autorité publique de supervision des OAR et sur la portée de ses pouvoirs. L’article n’exclut pas formellement l’option par laquelle l’autorité publique pourrait contrôler directement des cas individuels et donc superviser directement le dossier des avocats. Ce faisant, de sérieux problèmes liés au secret professionnel seraient soulevés (voir Partie II).

De nombreuses questions en suspens. Le choix de recourir à une directive, qui donne aux Etats membres le choix des moyens pour atteindre le résultat fixé par le législateur européen, entraîne un transfert de compétences au législateur national. Ainsi, de nombreux éléments, tels que l’identification de l’autorité nationale de supervision (sera-t-elle TRACFIN, un département de la DACS, une AAI ad hoc ?) seront décidés à l’échelon national et restent, à ce stade, encore inconnus.

Un risque pour l’indépendance de la profession vis-à-vis des gouvernements nationaux. Si la Commission a régulièrement déclaré que le texte est conçu de sorte que les autorités nationales de supervision « ne fassent pas le travail des OAR », il doit être relevé que sa rédaction ne confirme pas ces propos et laisse plutôt planer un risque sérieux de remise en question de l’indépendance de la profession. La supervision tant par l’ALBC que par une autorité nationale entrainera nécessairement une immixtion dans les dossiers individuels des avocats. Or, l’indépendance de la profession est un élément fondamental de l’Etat de droit et bénéficie avant tout aux citoyens. Un tel projet ne peut qu’interroger sur le positionnement de la Commission européenne qui, d’un côté, dénonce les atteintes à l’Etat de droit (lire) dans certains Etats membres et, de l’autre, leur donne des moyens légaux d’entraver un élément fondamental pour le respect de l’Etat de droit.

II. Une protection du secret professionnelle incomplète

Les rédacteurs du paquet LCB-FT ont prévu plusieurs mécanismes de protection du secret professionnel de l’avocat dans le cadre de la supervision des cabinets et des OAR.

Au niveau de la définition : un filet avec de nombreux trous. Le champ d’application retenu de la protection du secret professionnel, que l’on retrouve à plusieurs reprises, est le suivant : « lors de l’évaluation de la situation juridique de leur client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations soient recueillies avant, pendant ou après cette procédure » (voir par exemple, l’article 38, 3°, a) de la directive AMLD6 ou le considérant n°9 du projet de règlement AMLR6). 

Qu’en retenir ? En pratique, seules deux situations sont couvertes : i) l’évaluation de la situation juridique du client et ii) dans l’exercice de missions de défense. Par conséquent, en dehors de ces deux situations, il n’existe aucune protection du secret professionnel de l’avocat. 

III. Autres points d’attention

Le paquet étant particulièrement dense, il n’est pas possible de revenir ici sur l’intégralité des points d’intérêts. Parmi les points qui ressortent figurent des questions procédurales et une revue du fonctionnement des registres des bénéficiaires effectifs.

Questions de procédure. Les décisions que prendra le bureau exécutif de l’ABLC devront pouvoir faire l’objet d’un recours devant un organe d’appel. La Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») pourra être saisie des recours contre les décisions de l’organe d’appel. Le fonctionnement serait calqué sur celui de l’Autorité bancaire européenne. A ce stade toutefois, la procédure mériterait d’être plus détaillée. La profession devra être attentive à la réalité de l’indépendance de l’organe d’appel et l’existence de réelles voies de recours compte tenu des enjeux derrière les décisions de l’ALBC.

Une révision de la notion de bénéficiaire effectif et du registre. Le projet de règlement AMLR6 étend les obligations pesant sur les sociétés d’identifier les informations relatives aux bénéficiaires effectifs ainsi que les règles de conservation de ces données. 

Par ailleurs, il clarifie les obligations faites aux entités juridiques et des fiduciaires d’identifier et de vérifier les bénéficiaires effectifs, mais aussi leur obligation de communiquer ces informations aux registres nationaux des bénéficiaires effectifs. Autre mesure ayant fait l’objet de nombreuses discussions, les prêtes noms devront signaler leur statut et indiquer les personnes pour le compte desquelles elles agissent.

Enfin, le règlement propose d’attribuer davantage de pouvoirs aux registres pour vérifier que les informations transmises des bénéficiaires effectifs sont exactes, adéquates et à jour, y compris au moyen de vérification sur place.

Des affirmations non étayées. Les avocats ne pourront que regretter certaines affirmations contenues dans le paquet, notamment le considérant 69 du projet de directive AMLD6 selon lequel « Toutefois, la qualité et l’intensité de la surveillance exercée par ces organismes se sont avérées insuffisantes et n’ont fait l’objet d’aucun contrôle public ou presque. ». Outre l’absence totale d’éléments de justification, la situation en France où la profession a développé un dispositif CARPA reconnu par les institutions internationales comme un exemple de bonne pratique ne peut que contredire cette vision trop peu nuancée et qui ne reconnaît pas le rôle et la détermination des Barreaux dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

IV – Prochaines étapes

Début de la procédure législative. La Commission européenne ayant présenté son projet, les deux co-législateurs que sont le Parlement européen et le Conseil doivent analyser le projet, éventuellement l’amender et ensuite trouver un accord ou abandonner la procédure.

Les discussions ont démarré fin 2021 et devraient s’intensifier au 1er semestre 2022 sous l’égide de la présidence française du Conseil, qui en a fait une de ses priorités. La création de l’ALBC n’est pas attendue avant 2023 et le démarrage de la supervision directe ne devrait pas avoir lieu avant 2026 au mieux.Les instances de la profession d’avocat suivent le processus en temps réel.

Pour aller plus loin

> Les vidéos de la conférence « Entretiens européens : Lutte contre le blanchiment de capitaux, la corruption et la fraude » organisée en ligne par la Délégations des Barreaux de France les 4 et 5 novembre 2021. Pour y accéder cliquez ici.
 
> La prise de position du Conseils des Barreaux européens (« CCBE ») sur le paquet LCB-FT du 8 octobre 2021 (anglais)
Le site de présentation du dispositif CARPA. Pour y accéder cliquez ici.

Quel rôle joue l’avocat dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ? (12 octobre 2021) : suivre le lien >

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