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La notion même de « conseil juridique », ainsi que sa portée ont été au cœur des analyses fournies par la Cour de justice et le Tribunal de l’Union européenne à l’occasion des premiers recours introduits à l’encontre de l’article 5 quindecies §2 sous b) du règlement (UE) 2014/833, tel que modifié par le règlement (UE) 2022/1904, en particulier dans l’arrêt Jemerak C-109/23[1], qui a permis au Tribunal de tracer de manière plus claire les contours de la notion d’activité de « conseil » juridique en proposant une définition positive de la notion (A), dans le cadre d’un litige impliquant l’exercice par un notaire de ses missions. Enfin, une série d’arrêts prononcés dans les affaires T-797/22[2], T-798/22[3] viennent apporter des précisions sur le sens et la portée du droit à un recours juridictionnel effectif en tant qu’exception au principe d’interdiction, contribuant ainsi de manière indirecte à compléter la définition du concept de « conseil juridique » fournit par les avocats, tout en ouvrant un débat sur le périmètre des leurs mission et de leur protection (B).
Concernant tout d’abord le sens de la notion de « services juridiques », l’avocate générale Laila Madina a proposé dans ses conclusions[4] d’en faire une notion autonome[5] en appliquant à cette fin une jurisprudence constante.
Elle indique en effet qu’il découle des « exigences, tant de l’application uniforme du droit de l’Union européenne, que du principe d’égalité, que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme ». Elle invite donc la Cour à « donner à ladite notion une interprétation uniforme dans l’ordre juridique de l’Union. ». Une telle approche aurait très précisément le mérite de garantir a minima une application uniforme et harmonisée de l’instrument juridique et des notions qu’ils mobilisent et ce, à l’ensemble des opérateurs économiques habilités à fournir des prestations de conseil juridique, impliquant au moins l’interprétation et l’application du droit. Elle rappelle utilement la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle, aux fins de déterminer le sens d’une notion issue du droit de l’Union, « doivent être pris en considération non seulement les termes de celle-ci, mais aussi son contexte et les objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie »[6]. Elle propose donc de rechercher le sens de la notion de « conseil juridique » à travers trois méthodes d’interprétation, à savoir textuelle, contextuelle et téléologique[7]. La Cour suivra par la suite la même démarche dans son arrêt.
C’est toutefois la première approche que la Cour retiendra. En effet, cette dernière reconnaît que la notion de « services de conseil juridique » visée à l’article 5 quindecies, §2 sous b) n’est définie ni à ladite disposition ni à aucune autre disposition du règlement (UE) 2014/833, et qu’en pareil cas, il lui revient de déterminer de la signification et de la portée des termes de « services de conseil juridique » conformément au sens habituel de ceux-ci dans le langage courant, tout en tenant compte du contexte dans lequel ils sont utilisés et des objectifs poursuivis par la réglementation dont ils font partie[8].
Partant, elle définit la notion de « services de conseil juridique » de la manière suivante :
« 38. selon leur sens habituel dans le langage courant, les termes « conseil juridique » désignent, de manière générale, un avis sur une question de droit. Les termes « conseil juridique », utilisés, à l’article 5 quindecies, paragraphe 2, du règlement no 833/2014, en association avec le terme « services », renvoient à l’exercice d’une activité à caractère économique, fondé sur une relation entre un prestataire et son client, ayant pour objet la fourniture d’avis juridiques, par laquelle un prestataire fournit des avis sur des questions de droit à des personnes qui les sollicitent.
[…]
39. Cette acception des termes « services de conseil juridique » est confirmée par le considérant 19 du règlement 2022/1904, qui indique que ces services englobent « la fourniture de conseils juridiques aux clients en matière gracieuse, y compris les transactions commerciales, impliquant une application ou une interprétation du droit », « la participation à des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci » ainsi que « la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques ».
40. Les deux premiers types d’activités mentionnées à ce considérant se réfèrent en effet à une relation entre un prestataire et son « client » et évoquent le rôle de ce prestataire en ce qu’il assiste et conseille ce client, dans l’intérêt de ce dernier, quant aux aspects juridiques de ses transactions avec des tiers. Pour sa part, le troisième type d’activités mentionnées audit considérant, consistant en « la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques », concerne des activités accessoires à ces deux premiers types d’activités. »
Notons que dans ses observations écrites[9], la Commission européenne privilégiait quant à elle un raisonnement articulé autour du régime processuel établi par le droit allemand en matière d’authentification et d’enregistrement des transactions commerciales, afin de déterminer les attributs essentiels attachés à la fonction de notaire, ainsi que la nature et l’étendue de leurs compétences[10].
Elle conclut que dans la mesure où l’acte d’authentification est un prérequis nécessaire afin d’ouvrir aux parties contractantes l’inscription de leur transaction au recueil tenu par les bureaux de registres fonciers, devant lesquels se déroule une procédure qualifiée de « juridictionnelle », alors l’exemption fixée à l’article 5 quindecies §6 et selon laquelle sont exclues du champ d’application du §2, « les prestations de services « qui sont strictement nécessaires pour garantir l’accès aux procédures judiciaires […] », trouvait à s’appliquer. Ainsi, sans chercher à développer une analyse sémiotique de la notion même de « services de conseil juridique », la Commission a appuyé son raisonnement sur la caractérisation, en l’espèce, d’une situation de fait relevant d’une des exceptions posées au régime d’interdiction, lui permettant ainsi de ne pas se prononcer plus substantiellement par le biais d’une éventuelle définition positive de la notion.
La Cour remarque que des activités de la nature de celles couvertes par l’article 5 quindecies § 2 sous b) du règlement (UE) 2014/833 « se distinguent nettement de celles que les autorités publiques ou toute autre entité chargée, par l’État [en l’espèce d’un notaire], de l’exercice, sous le contrôle de ces autorités, d’une mission d’intérêt général et qui a été dotée, à cet effet, de certains pouvoirs contraignants à l’égard des citoyens peuvent être amenées à accomplir. En effet, lesdites autorités n’ont pas pour mission de fournir des services consistant à donner des avis sur des questions de droit à des personnes, afin de promouvoir ou de défendre les intérêts particuliers de ces personnes »[11].
Par ailleurs, à la suite de l’introduction des restrictions à la fourniture de prestation de services de conseil juridique par la décision (PESC) 2022/1909, il ressort d’une lecture combinée des considérants n°12 et 13 que le Conseil, lors de la rédaction de l’article 5 quindecies, a entendu conférer à la notion de « services de conseil juridique » le sens qui lui est ordinairement attribué par la Classification centrale des produits (Central Products Classification), document de référence établi, dans sa première version, en 1991 par le Bureau de statistique des Nations unies[12].
La Cour constate en outre, qu’eu égard aux conditions d’exercice de l’activité de notariat prévues par les dispositions pertinentes du droit national en la matière, le notaire semble a priori « agir non pas dans le but de promouvoir les intérêts spécifiques de l’une, de l’autre ou des deux parties concernées, mais de manière impartiale, à égale distance par rapport à ces parties et à leurs intérêts respectifs, uniquement dans l’intérêt de la loi et de la sécurité juridique.[ ] »[13]
Enfin, notons que les §5 et 6 du règlement (UE) 2014/833 tels que modifiés par le règlement (UE) 2022/1904 permettaient d’ores et déjà de circonscrire par la négative le champ de la notion de « conseil juridique » en excluant certaines catégories de conseils.
En effet, il est prévu que :
« 5. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas à la prestation de services qui sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une procédure judiciaire et du droit à un recours effectif.
6. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas à la prestation de services qui sont strictement nécessaires pour garantir l’accès aux procédures judiciaires, administratives ou arbitrales dans un État membre, ou pour la reconnaissance ou l’exécution d’un jugement ou d’une sentence arbitrale rendu dans un État membre, pour autant qu’une telle prestation de services soit compatible avec les objectifs de la présente décision et de la décision 2014/145/PESC ».
La Cour ayant répondu négativement aux deux premières questions qui lui étaient posées, ne s’est pas penchée sur l’analyse du champ d’application de ce paragraphe, à l’inverse de l’avocate générale, qui s’est acquittée de la tâche « par souci d’exhaustivité » en fournissant « brièvement [s]on point de vue sur la question »[14].
Cette dernière dégage trois conditions à l’application du §6, à savoir que « premièrement, l’accès en question doit concerner des procédures judiciaires, administratives ou d’arbitrage, deuxièmement, les services de conseil juridique examinés doivent être strictement nécessaires pour garantir cet accès et, troisièmement, ces services ne doivent pas porter atteinte aux objectifs poursuivis par les règlements no 833/2014 et no 269/2014 »[15].
Concernant l’appréciation de la première condition, l’avocate générale suggère de vérifier la stricte nécessité par le biais du caractère « indispensable » des opérations réalisées afin d’accéder aux juridictions judiciaires, administratives ou arbitrales. Seulement, pour apprécier ce caractère indispensable, l’avocate générale se fonde clairement sur le droit national et le régime applicable aux opérations en cause.
La Cour, quant à elle, a eu l’opportunité de se prononcer sur la portée du régime d’exception – et donc, par la négative, sur la portée du principe d’interdiction – en particulier sur la seconde hypothèse évoquée au §6 de l’article 5 quindecies §2 sous b) du règlement (UE) 2014/833, tel que modifié par le règlement (UE) 2022/1904 – concernant les services de conseil juridique nécessaires à l’exercice du droit à un recours effectif, dans le cadre d’une série de décisions rendues à la suite de recours en annulation introduits par divers opérateurs économiques dans le domaine des services juridiques et notamment la Présidente du Conseil national des barreaux, Julie Couturier, l’Ordre des avocats du Barreau de Paris et l’Ordre néerlandais des avocats du Barreau de Bruxelles, soutenus par d’autres barreaux européens.
Pour rappel, les paragraphes 5 et 6 de l’article 5 quindecies énoncent ce qui suit :
5. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas à la prestation de services qui sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une procédure judiciaire et du droit à un recours effectif.
6. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas à la prestation de services qui sont strictement nécessaires pour garantir l’accès aux procédures judiciaires, administratives ou d’arbitrage dans un État membre, ainsi que pour la reconnaissance ou l’exécution d’un jugement ou d’une sentence arbitrale rendu dans un État membre, à condition qu’une telle prestation de services soit compatible avec les objectifs du présent règlement et du règlement (UE) no 269/2014. »
Ces régimes d’interdiction et d’exception doivent être conçus comme des vases communicants dont les champs d’application entretiennent logiquement un lien de dépendance, dans la mesure où l’extension de l’un entraîne mécaniquement la restriction de l’autre, et réciproquement. Si le Tribunal de l’Union européenne à récemment apporté quelques éclairages sur l’application du régime d’exception (1), le raisonnement et l’interprétation retenue in fine soulève divers problématiques pour la protection des de la profession d’avocat (2).
Dans ses affaires, les requérants soutenaient notamment que l’interdiction litigieuse de fournir des services de conseil juridique telle qu’introduite par l’article 1 §12, alinéa 1 du règlement (UE) 2022/1904 précité, entraîne une violation du droit fondamental de se faire conseiller, défendre et représenter, tiré de l’article 47 §2, deuxième phrase[16], couplé à l’article 7[17] de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Cette interprétation soutenue par les parties requérantes dans les affaires mentionnées pose de fait la question de la portée de la notion de « droit au recours effectif » en tant qu’exception au principe d’interdiction et, en creux, de celui de « services de conseil juridique », dans la mesure où certains actes peuvent être exclus de son champ matériel eu égard à leur finalité et à leur objet, ce qui peut nécessiter qu’ils soient identifiés.
En effet, une telle interprétation déplace le raisonnement de la question de la nature intrinsèque de l’activité en cause, question au cœur de l’arrêt Jemerak (constitue-t-elle, au regard de ses des implications liées à l’exercice des actes essentiels qui la caractérisent, un « conseil juridique ») vers la question de la finalité du conseil dispensé, eu égard à sa consécration notamment par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux (quel est l’objet et la finalité du conseil fourni, compte tenu du contexte juridique de sa délivrance).
Dans ces affaires, les requérants soutenaient entre autres que le droit fondamental de se faire conseiller, défendre et représenter issu de l’article 47 §2, deuxième phrase, couplé à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux est consacré en matière contentieuse, mais également dans les situations n’ayant a priori pas de liens avec une procédure juridictionnelle (en ce que sa survenance est purement hypothétique, voire improbable), ce qui constitue la majorité des configurations dans lesquelles des praticiens sont sollicités par leurs clients.
L’introduction dans l’argumentation des requérants de ce que l’on pourrait désigner comme un « aléa contentieux », constitué par la possibilité seulement, qu’en aval d’une consultation un contentieux en lien avec celle-ci survienne, conduit dans les faits à reconnaître que le droit au recours effectif, dont l’exercice constitue un des motifs d’exception prévue au §5, peut s’étendre aussi en matière gracieuse, à l’ensemble des actes pouvant être réalisés par un avocat au titre de sa mission de conseil, y compris ceux qui ne s’inscriraient pas ou ne trouveraient pas leur cause première et essentielle dans la préparation ou la planification d’une procédure juridictionnelle à venir.
Une telle approche conduirait donc à inclure dans le champ des exceptions au titre de la préservation du droit au recours effectif, une grande variété d’actes réalisés au titre de la mission de conseil de l’avocat. Il peut s’agir des conseils qui visent, par leur objet et leur nature, à déterminer l’opportunité d’une action en justice, soit à en préparer l’introduction et la conduite, sans pour autant que celle-ci soit engagée ou sur le point de s’ouvrir. Dans cette optique, la consultation d’un avocat devrait systématiquement et en toute circonstance être considérée comme susceptible d’entraîner la fourniture de services garantissant l’exercice du droit au recours effectif prévu par l’article 47 §2, deuxième phrase de la Charte, tel qu’interprété par les requérants dans ces affaires.
La logique structurante du régime « 5 quindecies » est ainsi interrogée. En effet, le « découpage » matériel opéré par le Conseil lors de l’élaboration du régime d’interdiction et d’exception entre d’une part, les conseils exemptés d’interdiction et ayant pour finalités de garantir le droit à un recours effectif, les droits de la défense, ou l’accès aux procédures judiciaires, arbitrales ou administratives (en ce qu’ils sont strictement nécessaires pour réaliser de telles finalités) et, d’autre part, le reste des conseils soumis au régime général d’interdiction et pouvant être fournis sans pour autant qu’ils ne poursuivraient l’un de ces buts car « déconnectés » de tout contexte contentieux avéré, se trouve donc contesté par une interprétation telle que celle proposée par les requérants dans ces affaires.
Ainsi, le « droit de demander des conseils juridiques en matière gracieuse pourrait s’avérer indissociable du droit d’accès à un avocat dans un contexte contentieux »[18], de sorte que le droit au recours effectif doit, selon les requérants, couvrir également les situations pour lesquelles l’accès à l’avocat et les conseils que ce dernier est appelé à fournir s’inscrivent dans un contexte dépourvu de tous liens avec une procédure juridictionnelle, mais qui serait susceptible de survenir a posteriori de la première consultation au cours de laquelle des conseils sont fournis. Comme le résume le Tribunal, « la question soulevée par les requérants par la première branche du présent moyen consiste à déterminer, en substance, si l’application combinée des articles 7 et 47 de la Charte est de nature à fonder l’existence d’un droit fondamental d’accès à un avocat, y compris dans des situations ne présentant aucun lien avec une procédure juridictionnelle. L’interdiction litigieuse s’appliquant aux services de conseil juridique fournis, notamment, par les avocats, en matière non contentieuse, elle constituerait une ingérence dans le droit fondamental d’accès à un avocat. »[19].
Le Tribunal rejette cette interprétation. Bien qu’il considère que « Le droit à un procès équitable comprend, selon l’article 47, deuxième alinéa, deuxième phrase, de la Charte, la possibilité pour toute personne de se faire conseiller, défendre et représenter par un avocat. Ce droit […] comprend, notamment, les droits de la défense, le principe de l’égalité des armes, le droit d’accès aux tribunaux et le droit d’accès à un avocat […] », il estime toutefois qu’« Il convient de relever que […] le troisième alinéa de cet article prévoit une aide juridictionnelle visant à « assurer l’effectivité de l’accès à la justice ». Dans ce contexte, la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter, prévue par le deuxième alinéa de cet article, ne doit être reconnue que s’il existe un lien avec une procédure juridictionnelle[…] »[20].
En effet, le Tribunal rappelle qu’il n’a, en ce sens, reconnu la mission fondamentale des avocats dans un Etat de droit« qu’en tant que ceux-ci concourent au bon fonctionnement de la justice et assurent la protection et la défense des intérêts du client » [21]. Conformément à sa jurisprudence, il rappelle que la mission de représentation d’un avocat « devait s’exercer dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice[.][C]ette mission consistait surtout à protéger et à défendre au mieux les intérêts de son mandant, pour permettre à celui-ci d’exercer son droit à un recours effectif (voir, en ce sens, arrêt du 4 février 2020, Uniwersytet Wrocławski et Pologne/REA, C‑515/17 P et C‑561/17 P, EU :C :2020 :73, point 62). L’avocat accomplit ainsi une mission fondamentale dans une société démocratique, à savoir la défense des justiciables »[22]
Ainsi, pour le Tribunal, « Le droit fondamental d’accéder à un avocat et de bénéficier de ses conseils, consacré par l’article 47 de la Charte, est par conséquent pleinement reconnu s’il existe un lien avec une procédure juridictionnelle, qu’une telle procédure soit déjà ouverte ou qu’elle puisse être prévenue ou anticipée, sur la base d’éléments tangibles, à l’occasion de la phase d’évaluation par l’avocat de la situation juridique de son client »[23]. Notons qu’afin d’aboutir à une telle conclusion, ce dernier s’appuie en partie sur le raisonnement jadis proposé par la Cour dans les arrêts Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20 du 8 décembre 2022 et Ordre des barreaux francophones et germanophones e.a. C‑305/05 du 28 juin 2007.
Du point du vue du Tribunal, une telle interprétation du régime d’exception tenant à l’exercice du droit au recours effectif semble préserver la cohérence d’ensemble de la manière dont les contours de la notion de « services de conseil juridique » ont été délimités par le Conseil au stade de l’élaboration de l’acte, puis par la Cour au stade contentieux. En effet, dans son arrêt Jemerak, celle-ci indiquait que « cette acception des termes « services de conseil juridique » [il s’agit ici de la définition dégagée et analysée ci-dessus, voir supra] est confirmée par le considérant 19 du règlement 2022/1904, qui indique que ces services englobent « la fourniture de conseils juridiques aux clients en matière gracieuse, y compris les transactions commerciales, impliquant une application ou une interprétation du droit », « la participation à des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci » ainsi que « la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques »[24].
Le Tribunal semble ainsi adopter une approche similaire à celle de la Cour, lorsqu’il indique que l’interdiction de fournir des services de conseil juridique ne s’applique qu’aux activités de l’avocat qui se situent dans un contexte dépourvu de lien avec une procédure juridictionnelle, telle que « la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d’ordre financier et commercial »[25], laissant entendre que la réalisation de tel actes, par essence, ne saurait entretenir un lien avec l’exercice et la garantie du droit au recours effectif.
Cette approche permet ainsi au Tribunal d’affirmer que « la seule circonstance selon laquelle les conseils de l’avocat ou l’objet de sa consultation peuvent donner lieu à un contentieux à un stade ultérieur ne signifie pas que l’intervention de l’avocat a été opérée « dans le cadre ou aux fins du droit de la défense de son client »[26].
À la lumière des éléments qui précèdent, l’interprétation proposée par le Tribunal dans les affaires T-797/22 et T-798/22 (allant dans le sens de l’appréciation suggérée par le Conseil et la Commission) du principe d’exception à l’interdiction de fourniture de services de conseil juridique tenant au besoin d’exercice du droit à un recours effectif, semble essentiellement articulée autour des éléments suivants : survenance du contentieux a posteriori du conseil (élément de temporalité), finalité du conseil (objets, nature et finalités des actes réalisés et des informations transmises – élément matériel).
En substance, et sur la base des récentes décisions évoquées ci-dessus, le principe d’exception à l’interdiction de fournir des services de conseil juridique devrait s’entendre dans ce sens :
Ce sont précisément ces lectures divergentes qui s’opposent désormais devant la Cour, et qui mettent en opposition deux interprétations divergentes du contenu matériel du régime d’exception issu du §5 de l’article 5 quindecies et de la condition tenant à l’exercice du droit au recours effectif. Elles dessinent en creux les contours d’approches divergentes des missions de l’avocat.
A la suite de ces premières affaires, deux pourvois ont été introduits[27] et ont fait l’objet d’une inscription au rôle de la Cour de justice de l’Union européenne devant laquelle la phase écrite de la procédure est toujours en cours.
En substance, les parties requérantes estiment dans que par ses décisions rendues dans les affaires susmentionnées, le Tribunal a notamment méconnu le droit à un recours effectif, en considérant que le droit de « se faire conseiller » par un avocat en amont d’« une procédure juridictionnelle » qu’ « elle soit déjà ouverte ou qu’elle puisse être prévenue ou anticipée », protégé à l’article 47, alinéa 2, deuxième phrase, de la Charte, lu à la lumière de l’article 2 du TUE, pouvait être relégué au titre d’exception à la règle d’interdiction générale des services de conseil juridique.
Se faisant, il aurait également méconnu l’article 52 §1, de la Charte : à titre principal, le Tribunal n’a pas respecté le contenu essentiel du droit à un recours effectif, et, à titre subsidiaire, aurait méconnu l’article 52 §1, de la Charte en n’examinant pas si les trois autres conditions de validité des limitations apportées à ce droit étaient exigées par ledit article étaient remplies.
Dans le cadre du pourvoi introduit dans l’affaire C-866/24 P, l’Ordre des avocats à la cour de Paris et la Présidente du Conseil national des Barreaux, Julie Couturier, soutiennent qu’aucun des considérants des règlements (UE) 2022/1904, 2022/2474 et 2023/427 et de la décision (PESC) 2022/1909 ne contiennent d’explications quant aux objectifs généraux poursuivis par l’interdiction de prestations de conseil juridique, et donc les raisons pour lesquelles le Conseil a décidé spécifiquement d’interdire les services de conseil juridique, et à quel titre cette interdiction permettrait de poursuivre les objectifs généraux visant à mettre fin à la guerre d’agression russe.
Ces derniers estiment par ailleurs qu’en considérant que le droit de « se faire conseiller » par un avocat tel que protégé à l’article 47 alinéa 2, deuxième phrase, de la Charte, lu à la lumière de l’article 2 du TUE, pouvait être relégué au titre d’exceptions à la règle d’interdiction générale des services de conseil juridique, le Tribunal a méconnu le droit à un recours effectif.
Cette méconnaissance tiendrait, d’une part, à ce que l’interprétation du Tribunal du champ d’application de l’exception, selon laquelle le droit de « se faire conseiller » par un avocat n’est autorisé en amont d’« une procédure juridictionnelle », qu’à condition qu’« elle soit déjà ouverte ou qu’elle puisse être prévenue ou anticipée » revient à en faire une exception au lieu de la règle générale. Ces derniers considèrent que cette « relégation » d’un droit fondamental, à laquelle s’ajoute l’incertitude accompagnant le champ des exceptions, conduit en l’état l’avocat à refuser d’emblée de délivrer tout conseil juridique, même très préliminaire, à des entités russes.
D’autre part, elles réfutent l’exigence de temporalité que le Tribunal semble introduire à travers une telle interprétation, en ce qu’elle ne ressort pas du texte et compromet l’interprétation finaliste de l’article 47 de la Charte. Un contentieux peut intervenir concomitamment, peu de temps après, longtemps après le conseil juridique, voire jamais. Le conseil juridique prodigué par un avocat, en renseignant le client sur sa situation juridique et les risques qui y sont liés, a précisément pour objet et peut éventuellement avoir pour effet, grâce au conseil prodigué, d’éviter un contentieux, ce qui n’exclut pas pour autant ledit conseil du champ de l’article 47, alinéa 2, deuxième phrase de la Charte.
Ces évolutions relatives au service de conseil juridique peuvent être vues comme l’expression particulière d’un mouvement général d’extension progressive du champ d’application matériel et personnel des régimes de sanctions, conduisant les autorités compétentes à prendre en compte de nouvelles catégories d’activités et d’opérateurs économiques qui n’étaient initialement peu, voire pas impliqués dans les premiers modèles de mesures restrictives. Ces derniers reposaient avant tout sur le ciblage de secteurs et d’opérations économiques notoirement lucratives issues essentiellement du commerce mercantile et de la finance, réalisées par des opérateurs industriels et bancaires.
Sur le volet contentieux, la notion de « services de conseil juridique » fait l’objet là encore d’une définition progressive, d’abord positive et de manière directe, par le biais de l’arrêt C-109/23 JEMERAK, puis en creux et de manière indirecte, par le truchement de la détermination du champ d’application du régime d’exception tenant à l’exercice du droit au recours effectif, puisqu’en liant l’exercice du conseil à une procédure juridictionnelle effective, le Tribunal de l’UE exclut indirectement une gamme de conseils pouvant être fournis dans un cadre non-contentieux.
Les récents pourvois introduits par les Ordres néerlandais et français du Barreau de Bruxelles ainsi que les Ordre francophones et germanophones de Belgique dans l’affaire C-865/24 P, et l’Ordre des avocats du Barreau de Paris et Mme. Julie Couturier dans l’affaire C-866/24 P, maintiennent l’espoir d’un infléchissement dans la jurisprudence de la Cour, afin que priment pleinement le droit à un recours effectif dans toutes ses composantes, y compris le droit de se faire conseiller, défendre et représenter en toutes circonstances, que cette dernière a l’opportunité d’ériger au rang de droit fondamental, à l’heure où la protection des avocats[28] se renforce, et les attaques[29] dont ils sont les cibles s’intensifient.
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[1]CJUE, Jemerak, aff. C-109/23, ECLI:EU:C:2024:681, https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=289811&pageIndex=0&doclang=GA&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=9168669 (consultable au 14 avril 2025).
[2] Arrêt, Grande chambre, Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles e.a. / Conseil, aff. T-797/22,ECLI:EU:T:2024:670,https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=290608&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=15943739 (consultable au 14 avril 2025).
[3] Arrêt, Grande chambre, Ordre des avocats à la cour de Paris et Couturier, aff. T-798/22, ECLI:EU:T:2024:671, https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=290615&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=3534294 (consultable au 14 avril 2025).
[4]Conclusions de l’Avocat général Laila Madina dans l’affaire C-109/23, 11 avril 2024, ECLI:EU:C:2024:307,https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=284663&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=13912522 (consultable au 14 avril 2025)
[5] Ibid, §§ 25-26.
[6] Ibid, § 27.
[7]Ibid, § 37. Cette dernière notait par ailleurs que l’interprétation contextuelle était celle qui « permettrait d’éviter des incohérences entre [les règlements 2014/833 et 2014/269] serait celle selon laquelle l’authentification d’un contrat de vente d’un bien immeuble concernant une personne morale établie en Russie n’est pas interdite par l’article 5 quindecies, paragraphe 2, du règlement n° 833/2014 ».
[8]Op.cit Jemerak, C-109/23 ECLI:EU:C:2024:681, §§ 36-37.
[9] Commission européenne, Observations écrites, déposées conformément à l’article 23, deuxième alinéa, du protocole sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire C-109/23 Jemerak, doc sj.i(2023)6211754 – MK/MCC/re, Bruxelles, 2 juin 2023, 12 pages, disponible sur e-curia (consultable au 15 avril 2025).
[10] Ibidem, §§ 11-16.
[11] Op.cit Jemerak, C-109/23 ECLI:EU:C:2024:681, § 41.
[12] United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Statistics Division, Serie M, n°77 ST/SA/STAT/SER.M/77, Central statistical Classification, 1991, Provisional, https://unstats.un.org/unsd/classifications/Econ/Download/In%20Text/CPCprov_english.pdf (consultable au 24 avril 2025). Pour une version à jour, voir https://unstats.un.org/unsd/classifications/unsdclassifications/cpcv21.pdf (consultable au 24 avril 2025).
[13] Op.cit Jemerak, C-109/23 ECLI:EU:C:2024:681, §44.
[14] Op.cit Conclusions de l’avocate générale Madina dans l’affaire C-109/23 ECLI:EU:C:2024:307, §80.
[15] Ibidem , §84.
[16] Art. 47, alinéa 2, deuxième phrase, « […] Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter », https://eur-lex.europa.eu/legal-content/AUTO/?uri=CELEX:12016P047.
[17] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/AUTO/?uri=CELEX:12016P007.
[18] Op. cit Arrêt, Grande chambre, Ordre des avocats à la cour de Paris et Couturier, aff. T-798/22, ECLI:EU:T:2024:671, §45.
[19] Op. cit Arrêt, Grande chambre, Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles, aff. T-797/22, ECLI:EU:T:2024:671, §37.
[20] Op. cit Arrêt, Grande chambre, Ordre des avocats à la cour de Paris et Couturier, aff. T-798/22, ECLI:EU:T:2024:671, §§52-53.
[21] Ibid, T-797/22, §43, T-798/22, §54.
[22] Idem
[23] Ibid, T-797/22, §51, T-798/22, §55.
[24]Op.cit. Jemerak C-109/23, §39.
[25] Op.cit. T-797/22, §57, T-798/22, §61.
[26] Ibidem. Voir également CJUE, Ordre van Vlaamse Balies e.a, C-694/20, 8 décembe 2022, §63-64.
[27] Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles e.a. / Conseil, aff. C-865/24 P, CURIA – Documents (les requérants sont Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles, Orde van Vlaamse Balies, Bernard Derveaux, Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles, Ordre des barreaux francophones et germanophones de Belgique, Marie Dupont, Stéphane Gothot, Emmanuel Plasschaert, Pierre Sculier, Xavier Van Gils) ; Ordre des avocats à la cour de Paris et Couturier / Conseil, aff. C-866/24 P, CURIA – Documents.
[28] Le 30 janvier dernier, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (« APCE ») a émis un avis positif sur l’adoption de la nouvelle Convention du Conseil de l’Europe sur la protection de la profession d’avocat. A cette occasion, elle a reconnu que les avocats étaient de plus en plus souvent la cible de harcèlement, d’intimidations et d’attaques. Rappelant que ces derniers jouent un rôle clé dans l’administration de la justice et la confiance du public dans le droit, l’APCE s’est ainsi prononcée en faveur de l’adoption du projet de Convention sur la protection de la profession d’avocat.
Le 12 mars 2025, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté le projet de Convention en émettant un avis positif sur le projet de texte. Il reconnaît que ce dernier constitue une avancée déterminante dans le renforcement de la protection de l’indépendance, de la sécurité et du rôle fondamental des avocats dans la défense de l’état de droit et de la justice.
La Convention à été ouverte à la signature à l’occasion de la 134ème session du Comité des ministres qui s’est tenue les 13 et 14 mai à Luxembourg. Il s’agit de la 226ème Convention adoptée par l’organisation. A cette occasion le ministre de la Justice Gérald Darmanin, était présent pour apposer la signature de la France.
A ce jour, 17 Etats membres du Conseil de l’Europe ont signé cet instrument : la France, la Belgique, le Luxembourg, la Suède, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Irlande, Andorre, l’Italie, la Pologne, la Norvège, la Lituanie, l’Islande, la Grèce, l’Estonie, la Moldavie, et la Macédoine du Nord. La Convention sera également ouverte à la signature des Etats non-membres ayant participé à son élaboration ainsi qu’aux Etats membres de l’Union européenne.
La Convention contient notamment des dispositions relatives à :
[29] Voir par exemple : SLIPOWITZ.A., « Justice in Shackles: The Global Persecution of Judges and Lawyers », Freedom House, Policy Brief, 23 avril 2025, https://freedomhouse.org/article/justice-shackles-global-persecution-judges-and-lawyers (consultable au 23 avril 2025) ; Déclaration du CCBE sur les évolutions en matière d’état de droit : La justice, boussole d’un monde en évolution ; Déclaration du CCBE en soutien envers l’American Bar Association ; Déclaration du CCBE en soutien au Barreau d’Istanbul ; Contribution du CCBE au rapport de 2025 sur l’état de droit (27/02/2025).
La présente note analyse les conditions de détention au sein de l’UE : en faveur d’une meilleure protection européenne
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La présente note analyse l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») en date du 19 décembre 2024, dans l’affaire Halmer Rechtsanwaltsgesellschaft UG (C-295/23).
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